La dangereuse descente de l’Amérique dans la violence – Par Richard K. Sherwin

NEW YORK – Les meurtres de masse qui bouleversent régulièrement la vie américaine ne devraient pas être simplement considérés comme des événements aléatoires. Ils traduisent la lente désintégration de l’autorité souveraine de l’État. La souveraineté, en tant qu’ultime revendication de l’autorité, repose sur au moins deux préceptes : l’indivisibilité et le monopole de l’exercice légitime de la force. Seul l’État, par son pouvoir de police, est autorisé à user de la violence pour se défendre (que ce soit d’une agression extérieure ou bien du terrorisme intérieur et du crime).

Il est dangereux que se perde la foi dans le pouvoir de police de l’État, notamment parce que cela déclenche des réponses autarciques à l’insécurité ou à l’injustice telles qu’elles sont perçues. Lorsqu’on n’a plus confiance en l’État pour garantir la sécurité et la justice – et préserver le tissu social –, des acteurs autonomes s’affirment comme rivaux potentiels de l’État souverain.

Historiquement, l’émergence des mouvements politiques de type fasciste est associée à l’essor parallèle de milices privées : chemises noires de Mussolini, brunes d’Hitler, vertes de l’intégralisme brésilien, bleues du dirigeant fasciste irlandais Eoin O’Duffy.

Dans les États-Unis d’aujourd’hui, les actes isolés de terrorisme intérieur coexistent avec des formes plus organisées de violence. Entre l’insurrection contre le Capitole, le 6 janvier 2021, la flambée des ventes d’armes à une population qui en est déjà saturée, et le développement des organisations politiques et des milices d’extrême droite, dont l’existence semble se normaliser, nombreux sont les signes concrets du délitement accéléré de la foi partagée en la souveraineté de l’État.

Les théories conspirationnistes d’extrême droite et leur « État profond » ou les mensonges du parti républicain sur le trucage des élections ont un objectif commun : contester la légitimité de l’État. Et tandis que se répand cette contestation, dans les médias traditionnels et les réseaux sociaux, les sources non étatiques de violence apparaissent de plus en plus acceptables. La violence est dans le même temps condamnée et héroïsée. Là encore, c’est un des traits familiers de la montée du fascisme.

Généralisée, la violence se renforce d’elle-même. Elle prouve que l’ancienne souveraineté est morte ou sur le point de mourir, par conséquent qu’elle n’est plus capable de préserver l’indivisibilité du pouvoir souverain ou de maintenir son monopole sur l’usage légitime de la force. De ces prémisses, il suit qu’une force de réaction viable doit entrer dans la mêlée. Comme l’affirmait Donald Trump le 6 janvier : « Si vous ne vous battez pas comme des diables, nous n’aurons plus de pays. »

Inonder d’armes le marché des biens de consommation – ou inonder de « merde » celui des idées, comme le souhaitait l’ancien conseiller de Trump, Steve Bannon –, c’est exacerber l’instabilité sociale. Ceux qui ont peur ne souhaitent peut-être pas exercer eux-mêmes la violence, mais ils se rallieront de plus en plus volontiers à ceux qui s’offrent de l’exercer en leur nom.

La meilleure façon de protéger la démocratie libérale contre cette menace toujours plus pressante consiste à mobiliser les institutions qui fonctionnent encore : la presse, les réunions pacifiques et les élections. Mais il faut le faire vite, car toutes trois sont en péril, et le risque ne cesse de s’aggraver. Facebook, Twitter et Tik Tok sont désormais nos sources dominantes d’information ; mais en raison de leur modèle économique, fondé sur l’« économie de l’attention », le profit y prime sur la vérité. Et c’est parce que les mensonges se répandent plus vite et maintiennent plus longtemps l’attention que les faits qu’ils ont pour ces sociétés, qui dépendent du temps d’attention que leurs usagers consacrent à la publicité, une valeur plus grande.

Pendant ce temps, le droit de réunion pacifique tombe sous la menace de nouvelles lois votées par les États, ouvrant la porte aux violences à l’encontre des manifestants pacifiques. Ainsi en Oklahoma, quelqu’un qui heurterait – et même tuerait – quelqu’un d’autre avec sa voiture ne pourra plus en être tenu responsable dès lors qu’il « fuit une émeute […] dans la conviction raisonnable que la fuite [est] nécessaire pour protéger d’une blessure grave ou de la mort le conducteur du véhicule à moteur ». Le même texte instaure de nouvelles sanctions contre des manifestants qui bloquent les rues ou le trafic automobile, notamment des amendes, qui peuvent atteindre 5 000 dollars, et des peines de prison, qui peuvent aller jusqu’à un an.

De même, en Floride et dans l’Iowa, une personne qui fonce au volant de son véhicule sur une foule de manifestants peut réclamer l’immunité civile dès lors qu’elle affirme avoir été en légitime défense. Le danger de ces lois est évident. Une analyse livrée par Ari Weil du Chicago Project on Security and Threats montre qu’en 2020, après le meurtre de George Floyd par un agent de police de Minneapolis, il y eut, en l’espace d’un mois seulement et dans 52 villes, 72 accidents impliquant des voitures utilisées par leur conducteur pour foncer sur des manifestants.

Enfin, le processus électoral est menacé par des lois d’États qui pourraient donner à une chambre locale (à majorité républicaine) le droit d’ignorer l’issue du scrutin présidentiel en substituant ses propres grands électeurs à ceux qui seraient choisis par les urnes dans l’État. Il est pour le moins inquiétant que Cour suprême des États-Unis ait laissé entendre qu’elle pourrait faire valoir un point de doctrine contesté, jusqu’à présent marginal, afin de protéger les chambres d’un État fédéré du contrôle de constitutionnalité exercé par cet État ou par l’État fédéral – ce qui signifie qu’il n’y aurait plus aucun moyen juridique de révoquer les grands électeurs désignés au mépris du scrutin par les législateurs de l’État.

Au vu des menaces qui s’accumulent, la défense des institutions démocratiques fondamentales – une presse libre, le droit de réunion pacifique et des élections libres et équitables – exigera non seulement un engagement collectif croissant mais aussi un réel courage.

Il faudra faire preuve du même courage que montrèrent les anciens esclaves face à Jim Crow et à l’essor du Ku Klux Klan après la guerre de Sécession, du même courage qui anima les militants des années 1960 dans leur combat pour les droits civiques et contre des ségrégationnistes acharnés, du même courage qu’il fallut aux femmes qui luttèrent pour le droit de vote et qui doivent à nouveau lutter aujourd’hui pour leurs droits et leurs choix reproductifs.

Les enjeux sont peut-être plus élevés qu’ils ne l’ont jamais été, mais la leçon est essentiellement la même : on doit, dans une république libre, reconquérir les droits fondamentaux chaque fois que l’autorité souveraine de l’État – en tant qu’il incarne les valeurs les plus profondes qui unissent les Américains – est menacée. La violence qui se déchaîne aujourd’hui en Amérique exerce une pression considérable sur les règles du débat citoyen et de l’état de droit ; elle met à l’épreuve la poursuite pacifique de la lutte pour une identité partagée, pour l’idéal fondateur du E pluribus unum – « faire un à partir de plusieurs ».

Traduit de l’anglais par François Boisivon

Richard K. Sherwin est professeur de droit et directeur du Visual Persuasion Project à New York Law School. Il a dirigé, avec Danielle Celermajer, la publication de A Cultural  History of Law in the Modern Age (Bloomsbury, 2019).

Copyright: Project Syndicate, 2022.
www.project-syndicate.org

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

Back to top button