Sénégal : Un regard décapant des pêcheurs sur la crise et l’émigration L’Europe ou la mort
En mars 2024, une petite équipe de 3 personnes1 membres du REMIDEV (Réseau Migrations et Développement) a mené une enquête auprès des communautés de pêcheurs pour avoir leur point de vue sur la crise de la pêche et l’émigration irrégulière. L’un de ces enquêteurs était Lamine Niasse à qui le Collectif avait confié une enquête du même type en 2007. Il avait produit un rapport « L’Europe ou la mort ». Cette nouvelle enquête note d’abord que l’effondrement de moitié du revenu des pêcheurs s’est manifesté depuis cette période, traduisant une aggravation sans précédent qui est à l’origine de cette seconde vague de départs vers les Canaries.
Enquête menée par Moustapha Kemal Kebe, Lamine Niasse et Marina Binta Kabou
C’est toujours « L’Europe ou la mort » avec des manifestations de désespoir comme cette destruction par des jeunes des installations du site des femmes transformatrices, des bâtiments de services de la localité et du verger du premier adjoint au maire de la commune de Darou Khoudoss (dont dépend Fass Boye) et ancien chef d’exploitation du quai de pêche. Ces émeutes étaient en réaction au mutisme des autorités après qu’une pirogue ait dérivé vers le Cap-Vert alors que les recherches se faisaient dans la direction nord vers les îles Canaries. La pirogue a été retrouvée par un bateau de commerce au large des îles du Cap Vert avec plus de 60 cadavres et quelques rescapés acheminés vers un port du Cap Vert. Les jeunes sont aussi furieux contre les mesures de l’État contre l’émigration, et le manque d’assistance qui a occasionné la mort de faim et de soif de ces pêcheurs dérivant pendant un mois avec la faim et la soif.
109 personnes ont été interrogées dans 7 groupes à Kayar, Fass Boye, Mbour, St Louis, Kafountine, Elinkine, Cap Skiring ; parmi elles près d’un quart de femmes et un quart de pêcheurs migrants de retour. A cela s’ajoutent des interviews individuels.
Unanimes contre la pêche industrielle et ses pratiques
Tous remettent en cause les accords de pêche (celui avec l’UE a été arrêté en novembre) mais aussi la sénégalisation des bateaux étrangers sous pavillon sénégalais, notamment les bateaux chinois, qui ne respectent pas la zone des 6 milles, détruisent leurs fonds et leurs filets. Les bateaux chinois sont désormais les ennemis principaux, comme le rappelait Karim Sall lors de son passage à Lorient en novembre [1].
Les pêcheurs demandent une zone d’exclusion de 20 milles, mais les infractions n’ont pas de suite judiciaire ou très rarement. Alain Laurec [2] fait remarquer que la crise des ressources a deux aspects, celle des ressources démersales essentiellement dues aux chalutiers locaux et étrangers, mais que la crise des ressources pélagiques est d’abord liée à l’évolution des la pêche artisanale elle-même. La parole des pêcheurs confirme totalement cette analyse.
Les problèmes majeurs viennent des artisans eux-mêmes.
L’un des enquêtés n’hésite pas à déclarer que les artisans peuvent être 100 fois plus destructeurs que les industriels. Nombreux sont ceux qui ne respectent pas les règles de maillage, utilisent des filets interdits, pêchent à la dynamite, ne respectent pas les AMP mettant à mal les efforts des autres pêcheurs . Il est vrai que les AMP peuvent remettre en cause des traditions de migration de certaines communautés comme celle de St Louis. Mais le principal problème vient de la croissance démographique sans frein qui entraîne une augmentation du nombre de pêcheurs et de la taille des pirogues. Les pirogues à senne tournante qui travaillent en binôme ont grossi de 18 à 24 m et parfois 25 m. Un équipage peut atteindre 70 personnes. Le port d’ Elinkine est passé de 100 pirogues en 2016 à 850 en 2024 [3]. A St Louis, on est passé de 3067 pirogues en 2016 à 6600 en 2024. Certains pêcheurs ont surinvesti jusqu’à 5 pirogues pour une famille. Des pêcheurs essaient de rester à quai à 35 ans mettant leurs enfants peu expérimentés, trop tôt en responsabilité.
Cette croissance est étonnante et elle est illustrée par la croissance des débarquements jusqu’à une date récente. Peut-elle s’expliquer en partie par la ruée sur la manne financière apportée par les débouchés des usines de farine, peu regardantes sur les tailles et la qualité des poissons, au dépens des revenus des femmes ? Ou la tentative de répondre à une raréfaction du poisson par des moyens plus puissants ?
Une explosion des coûts
Ce surinvestissement s’ajoute à une explosion des coûts des pirogues (bois),
du carburant malgré les subventions (450 FCFA pour la pêche contre 1030 FCFA) mais aussi des licences pour pêcher en Mauritanie et Guinée Bissau. Le Sénégal a en effet des accords de réciprocité avec 5 pays limitrophes : Gambie, Cap Vert, Guinée Bissau, Libéria et Mauritanie. Seul le Sénégal en bénéficie car il est demandeur pour ses industriels et ses artisans. Toutefois quelques industriels chinois et coréens sous pavillon gambien ou bissau-guinéen viennent parfois écumer les eaux sénégalaises de nuit. Les artisans disposent de 250 licences en Mauritanie soit 500 pirogues en binôme, et 240 ((soit 480 pirogues) avec la Guinée Bissau. Mais le coût des licences a explosé avec la Guinée Bissau passant de 600 000 F CFA à plus d’un million pour un semestre. A ce prix les sorties ne sont plus rentables ou rapportent trop peu, surtout quand s’y ajoutent des amendes élevées pour non respect des règles. En effet les licences valent en Guinée Bissau pour des pirogues de 18 m alors qu’elles font maintenant 24 m. Donc certains pêchent sans licence avec tous les risques ; le rapport du REMIDEV cite le cas d’une mareyeuse armatrice ghanéenne ruinée et désespérée.
L’émigration entraîne des pertes de compétences
Continue depuis 2006, avec une nouvelle vague récente, l’émigration, même si elle ne concerne pas que les pêcheurs, ne peut se faire par la mer qu’avec des capitaines expérimentés. Ainsi se perdent les compétences des meilleurs capitaines. En 2006-2008, 180 pirogues sont parties d’Elinkine, en 2023 plus de 3000 pêcheurs sont partis de Bargny sur plus de 70 pirogues. A St Louis, sur la langue de Barbarie, principal quartier des pêcheurs 3 jeunes sur 5 sont partis. Parmi les pêcheurs et agents formés dans les écoles spécialisées, beaucoup sont partis en Espagne mieux valoriser leurs compétences. Les bons capitaines sont recherchés pour diriger les pirogues, ils ne paient pas leur voyage. Les pêcheurs interrogés notent une baisse des compétences de ceux qui restent, chez les industriels comme chez les artisans. Il devient de plus en plus difficile de former de bons équipages.
Une nouveauté : le départ des femmes et de jeunes enfants.
Jusques récemment les jeunes femmes étaient résignées. Elles continuent à s’épuiser et à s’endetter face à des coûts plus élevés pour l’accès au poisson face à la demande des usines de farine. Elles expriment ce sentiment d’épuisement et de désespoir. Certaines ont la force de le crier face aux dirigeants comme lors de la Journée Mondiale des pêcheurs et elles demandent qu’on les entendent et leur donne leur place dans les instances. Elles ne sont pas muettes, mais certaines décident de monter sur les pirogues vers les Canaries avec leurs jeunes enfants à leurs risques et périls et ils sont réels… Certaines pirogues peuvent embarquer jusqu’à 300 personnes dans des conditions épouvantables.
Les migrants, une mine d’or pour certains pêcheurs
Certains pêcheurs ont trouvé une solution à leurs problèmes en devenant passeurs. Ils ne sont pas les seuls, quelques marabouts qui vendaient leurs prières et leurs gris-gris, le sont aussi devenus. On voit le succès de leurs opérations avec l’élévation des étages de leurs maison, mais ils ne semblent pas inquiétés…
Le rapport donne un exemple des gains possibles. Il faut compter 17-20 millions de F CFA pour une pirogue équipée avec le carburant, la nourriture, etc. Le passage se vend de 400 000 F CFA à 600 000 FCFA. Avec 100 passagers cela fait au minimum 40 millions à comparer avec les 500 000 FCFA de revenus de la pêche pour certains. On comprend l’attrait du métier de passeur.
Les faiblesses de la lutte contre l’émigration
L’État n’est pas resté inactif contre l’émigration irrégulière mais son action est peu efficace.
Il a mis en place un plan d’aide aux femmes et aux jeunes pour des activités. Les prêts aux femmes fonctionnent bien, mais les prêts sont insuffisants face aux besoins. Avec les jeunes, c’est plus difficile, car ils attendent des résultats immédiats et ne sont pas intéressés par des formations, soit à la pêche soit à des activités de substitution. Nous avions été confrontés aux mêmes difficultés lorsque nous avions mis en place avec Enda quelques formations à la suite de l’enquête de 2007. Les femmes étaient très demandeuses, les jeunes peu intéressés par des activités demandant une formation. Les jeunes peuvent bénéficier de petits prêts de 50 000 à 200 000 FCFA, mais ces prêts sont trop faibles, les jeunes peu accompagnés et les remboursements très faibles. Le programme a été suspendu.
Quant à la répression, elle se fait sans concertation avec les instances locales. La police s’en prend à des charpentiers de Kafountine parce qu’ils construisent des pirogues suspectes, mais sans preuves. Ils arrêtent aussi des motos taxis suspectés de transporter des candidats au départ.
Pétroliers et gaziers de nouveaux acteurs puissants.
Malgré la méfiance des pêcheurs, liée aux craintes de pertes de zones de pêche et aux risques de pollution, les acteurs pétroliers et gaziers des 2 gisements sénégalais deviennent des acteurs majeurs avec des moyens financiers considérables. Ainsi, à St Louis, BP a mis en place une formation pour 300 jeunes, futurs employés de la société. Elle avait envisagé de financer également deux zones de récifs artificiels et finalement BP n’accepte qu ‘un seul récif avec une prévision de 3, 6 milliards. Ce qui ne respecte pas les pêcheurs alors que la plate forme occupe la zone de pêche essentielle pour les captures et revenus qu’elle assure. Les futurs revenus du gaz et du pétrole expliquent aussi sans doute pourquoi le Sénégal peut se passer des revenus des accords avec l’UE. Une ère nouvelle s’ouvre avec un nouveau gouvernement qui semble prendre en compte l’ampleur des problèmes du secteur artisanal. Evidemment, ce n’est pas une bonne chose pour le climat et le réchauffement des océans de s’appuyer sur les fonds des énergies fossiles. Car c’est une inquiétude qui émerge aussi pour les pêcheurs. Ils constatent des changements dans les espèces, dans les migrations, la dégradation des eaux côtières et des mangroves.
Quelles perspectives ?
Le Sénégal, comme d’autres pays africains est entré dans une ère nouvelle et la réalité de la crise de la pêche artisanale est perçue par les pêcheurs et leurs communautés dans sa complexité. Le problème n’est plus le poids de la pêche européenne, même s’il en subsiste des éléments espagnols, c’est celui de la flotte chinoise. Il est également clair que la crise de la pêche artisanale est d’abord liée à l’évolution de la pêche artisanale elle-même accélérée par le développement des usines de farine dans un contexte de croissance démographique qui reste explosif. La pêche ne pourra assurer comme elle l’a fait l’emploi des masses de jeunes qui devront trouver d’autres perspectives.
Le nouveau gouvernement semble mobilisé pour assurer une meilleure gestion de la pêche artisanale sur la base des outils de co-gestion mis en place il y a 20 ans, dont les CLPA (Comité Locaux de la Pêche Artisanale). Mais il faut pour cela les financer en payant des taxes (permis de pêche) et en assurant la redistribution de 60 % pour le fonctionnement des CLPA. Le gouvernement dispose aussi d’autres sources en provenance des acteurs gaziers et pétroliers. Plus besoin d’accords de pêche, c’est une rupture symbolique majeure. Il faut espérer qu’on ne verra pas se développer une corruption massive comme on l’a vu ailleurs.
La force de la pêche artisanale sénégalaise se trouve dans ses leaders locaux comme à Kayar avec Mor Mbengue, ou Joal avec Karim Sall, et d’autres. On voit aussi des femmes prendre la parole avec force et s’organiser pour réclamer leur place. Localement, sont menées des actions fortes, des actions de gestion rigoureuses, des dialogues pour apaiser les conflits et les relations avec les autres communautés. Il faut que ces rôles soient mieux reconnus et valorisés au niveau national. Ils sont porteurs d’idées fortes comme la création d’une zone réservée de 20 milles pour les artisans, le respect d’un maillage (36) pour les filets des sennes tournantes et des AMP participatives.
Mais se profile un nouveau défi, celui de l’évolution des ressources pélagiques sous l’effet du changement climatique ainsi que de la pollution et de la destruction des littoraux.
De toutes façons, pour limiter l’émigration irrégulière et redonner de l’espoir, il faudra mettre en place des politiques de formation et d’emploi de substitution pour une population dont la croissance va se poursuivre. Vaste défi.
Alain le Sann avec Lamine Niasse, Janvier 2025