Mauritanie : comment les divisions idéologiques et la répression militaire ont fragilisé le courant islamiste
Les Frères musulmans en Mauritanie ont-ils réellement renoncé à établir l’”État islamique” en optant pour un changement sociopolitique pacifique ? Ont-ils délaissé leur idéal de ressusciter l’État de la Ḥākimmiyḥāẗ en favorisant la conquête politique par les urnes, peut-on voir dans ce changement un échec idéologique et politique ?
La ḥākimmiyaẗ est un substantif dérivé du verbe ḥakama qui admet plusieurs sens : il peut signifier, entre autres, gouverner, régner, ordonner, arbitrer, juger, diriger, administrer, etc. Chez l’essaysite égyptien Sayyid Qutb (1906-1966), la ḥākimmiyaẗ est un concept forgé pour dire que le pouvoir sur terre appartient à Dieu, c’est-à-dire que Dieu est le seul dirigeant, le seul législateur et le seul souverain en opposition à tout régime dont la source de l’autorité et du pouvoir réside dans l’être humain.
Pour le politologue français Olivier Roy, l’islamisme a échoué à atteindre son objectif principal : l’instauration d’un État islamique. Ainsi, l’islamisme s’est transformé “en un néofondamentalisme uniquement soucieux de rétablir le droit islamique, la charia, sans inventer de nouvelles formes politiques”.
Allant à l’encontre de l’idée d’un échec, dans mon article, je présente la transformation de la politique des Frères musulmans en Mauritanie en distinguant deux dynamiques essentielles : l’idéologique et l’utopique.
J’ai étudié le radicalisme islamiste. Cet échec n’est en fait que le renoncement à l’idéal politique, véhiculé par l’État de la Ḥākimmiyaẗ et l’adhésion à l’idéologie “réformiste centriste”, au pragmatisme politique. Un pragmatisme qui vise à négocier le pouvoir avec le régime autoritaire mauritanien plutôt qu’à l’affronter violemment. Ainsi, leur transformation ne constitue pas un échec, mais plutôt une adaptation stratégique à un contexte politique complexe.
Emergence de deux tendances
Dans les années 1970, influencés par les doctrines des Frères musulmans et du salafisme wahhabite, les islamistes mauritaniens ont formé des “groupes de mosquées”. Deux tendances ont émergé de cette influence : le discours salafiste wahhabite adopté par les marabouts, et le discours des Frères musulmans emprunté par la population urbaine pauvre, séduite par leurs discours égalitariste.
Le réseau maraboutique s’est transformé en une “bourgeoisie pieuse”, influente, mais apolitique, grâce au soutien financier de l’Arabie saoudite. Les Frères mauritaniens, plus impliqués politiquement, ont fondé l’Association islamique.
Contrairement à leurs homologues égyptiens, les Frères mauritaniens ont dû manœuvrer et évoluer dans un contexte social tribal (conservateur-religieux) régissant les rapports du pouvoir. En Mauritanie, l’État se déclare islamique dès la promulgation de la Constitution en 1978. Au lieu d’accuser l’État de Jâhiliyya (mécréance), les Frères mauritaniens ont choisi de participer au système politique, même si leurs tentatives pour former un parti ont souvent échoué.
En 2005, ils ont créé le Comité de suivi et de communication des réformateurs centristes qui a privilégié une idéologie “réformisme centriste” et une politique pragmatique. Cette politique a porté ses fruits lors des élections municipales de 2006 : les Fréristes ont remporté plusieurs sièges.
Par la suite, en 2007, ils ont fondé le Rassemblement national pour la réforme et le développement (Tewassoul) et intégré le gouvernement. Ils se ont, ainsi, assurés une présence significative dans le paysage politique mauritanien. Mais cette participation des Frères a été interrompue par le coup d’État de 2008. Face à l’autoritarisme du général Mohamed ould Abdel Aziz, Tewassoul a rejoint l’opposition, pour ensuite participer aux élections de 2009.
Ce pragmatisme leur a permis d’obtenir 5 % des voix et de prendre place au sein de l’opposition parlementaire, cimentant ainsi le pouvoir. Le “réformisme centriste” trouve sa légitimité dans la “chouracratie”, une forme d’islamisation de la démocratie tout en modernisant la choura (consultation). La démocratie, selon Mohamed Jemil ould Mansour, président du parti Tewassoul (2007-2017), est le gouvernement du peuple par le peuple, un mécanisme politique qui peut coexister avec la charia, contrairement à la laïcité.
Gouverner par la force
Pour comprendre le “réformisme centriste”, il est crucial de se référer au contexte autoritaire des régimes politiques putschistes du pays. Depuis l’indépendance, les régimes militaires ont gouverné le pays par la force, profitant des divisions tribales et des alliances pour consolider leur pouvoir. Le président Moktar ould Daddah (1961-1978) a instauré un régime autoritaire en interdisant les partis politiques et en créant un parti unique, le Parti du peuple mauritanien (PPM), inscrit dans la Constitution de 1961.
Cette concentration du pouvoir a suscité une opposition, notamment de la part des Haratines (populations noires libérées de l’esclavage), qui ont contesté la politique raciale et l’arabisation.
En 1978, un coup d’État a renversé Moktar ould Daddah, introduisant une nouvelle ère d’autoritarisme. Le pouvoir est alors passé entre les mains de différents régimes militaires, dont le Comité militaire pour le salut national (CMSN). Maaouiya ould Sid’Ahmed Taya a instauré une démocratie formelle en 1991, après avoir restauré la vie partisane sous la pression financière (surtout après la perte du soutien financier saoudien, puis subitement celui des Irakiens avec la guerre du Golfe).
Cependant, cette “démocratie des urnes” n’a pas réussi à établir une véritable démocratie. Les partis politiques ont souvent été des coalitions d’intérêts personnels et tribaux, dépourvus d’une vision idéologique commune. Les rivalités tribales et l’”esprit de corps” ont continué à dominer la politique mauritanienne, comme en témoignent les coups d’État de 2005 et 2007, où les dynamiques tribales ont joué un rôle crucial dans les changements de pouvoir.
Ainsi, malgré les tentatives d’ouverture politique, les régimes autoritaires et les rivalités tribales ont continué à influencer la gouvernance en Mauritanie, rendant difficile l’émergence d’une démocratie stable et cohérente.
Pragmatisme à géométrie variable
Suivant l’idéologie “réformisme centriste”, les Frères Tewassoul ont adopté un pragmatisme à géométrie variable, oscillant entre la participation au système et son opposition. Cette politique a été particulièrement visible durant le Printemps arabe, lorsque les jeunes Mauritaniens se sont rebellés contre le régime d’Abdel Aziz en avril 2017. Les Tewassoul ont d’abord rejoint la Coordination de l’opposition démocratique (COD) contre le pouvoir, pour ensuite la quitter afin de participer aux élections de 2013- 2014, fragilisant ainsi l’opposition.
En 2017, ils ont choisi de se présenter aux élections de 2018, boycottées par la COD, remportant 14 sièges au Parlement, ce qui a irrité le président Abdel Aziz. Les Tewassoul ont alors rejoint l’opposition pour empêcher le président sortant de se présenter pour un troisième mandat. Ce dernier a finalement soutenu la candidature de son ami, Mohamed ould El Ghazouani, élu en juin 2019 (ancien directeur général de la sécurité nationale et chef d’état-major des Forces armées mauritaniennes (2008-2018), ministre de la Défense d’octobre 2018 à mars 2019) .
La division
Après les élections, Tewassoul s’est divisé en deux factions : l’une soutenant Mohmaed ould El Ghazouani et l’autre demeurant dans l’opposition. Il semble que le pragmatisme politique des fréristes soit à l’origine de leur dichotomie. Ce différend a commencé lors des élections, quand des leaders fréristes ont soutenu El Ghazouani, en déclarant qu’ils n’éprouvaient aucune difficulté à soutenir un militaire s’il était bon alors même que le chef du parti et ses partisans ont soutenu la candidature de l’indépendant Sidi Moohamed ould Boubakar.
Cette division a donné naissance à deux nouveaux groupes politiques : le Parti de l’État, de la justice et du droit, et un courant islamique modéré. Cette dichotomie reflète la fragilité de l’idéologie du “réformisme centriste” et la puissance répressive du régime militaire mauritanien qui ont fragmenté les Frères Tewassoul entre contestataires et pro-pouvoir.
Le Tewassoul, comme toute organisation politique, est composé de divers groupes sociaux. Ces groupes sont unis en dehors du pouvoir, mais se divisent lorsqu’il s’agit de l’exercer. Une partie des Frères Tewassoul s’est intégrée à l’élite politique en accédant à des postes gouvernementaux. Cette situation a légitimé le régime en place en renforçant ses politiques. En revanche, l’autre partie est restée dans l’opposition, plaidant pour des réformes.
Cette situation montre la double nature de l’idéologie “réformisme centriste”, à la fois contestataire et favorable au pouvoir. La division des Frères est donc due à la fragilité de leur idéologie “réformisme centriste”, à leur récente expérience politique et à la pression de l’institution militaire en Mauritanie, qui réprime les oppositions, en les intégrant ou en les éliminant.
Utopie islamiste
En définitive, l’évolution des Frères musulmans en Mauritanie ne peut être vue comme un échec, comme tout mouvement politico-social, ils ont évolué à travers différentes phases et configurations. Il révèle que l’idéologie seule ne peut expliquer le passage de l’islamisme à la violence ou au Djihad international, l’intégration du paramètre utopique offre une meilleure compréhension du phénomène.
L’utopie islamiste, en tant que récit fictif, rassemble des individus au-delà des frontières nationales, ethniques ou sociales, en imaginant un monde idéal sous un califat islamique. Ceux qui adhèrent à cette utopie peuvent évoluer vers la violence, tandis que ceux qui s’engagent dans le jeu politique et utilisent des voies légales, ils adoptent des stratégies idéologiques, oscillant entre contestation et légitimation du pouvoir.
Professure-chercheure, Université de Sherbrooke
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