Ahmed Ould Hamza : arrivé en jeune adulte , parti en adulte jeune …

Cher ami ,

De ton vivant , vivant , toi tu l’étais pleinement , spontanément , sincèrement ; de ton vivant , dis-je , tu me disais aimer ma prose : je t’envoie donc cette correspondance pour t’offrir ce plaisir simple que tu appréciais tant.
Tu vois , j’en suis encore ( toujours ) à chercher ton agrément.

J’ai mis du temps à me résoudre à écrire , à ton propos , à ton intention aussi , une missive (alors) Urbi et Orbi ( à la ville et au monde) , par ces jours si froids de chrétienne oraison , un texte d’outre-tombe parce que j’éprouve une réelle difficulté , une immense tristesse et une affliction inconsolable de te savoir définitivement parti …
Nous nous sommes pourtant joyeusement parlés , comme d’habitude , quelques jours seulement avant ta funeste hospitalisation.
Nous avions alors devisé , en toute heureuse insouciance , de choses et d’autres … et probablement plus d’autres que de choses …
Puis , tu avais emprunté ce chemin dont tu n’allais plus nous revenir.
Je me console en me disant que tu n’as point souffert l’agonie : tu es mort doucement , lentement , progressivement , graduellement…
Selon nombre d’exégètes musulmans , ce serait la mort “agréable” de ceux auxquels Allah évite les tourments des ultimes instants , ce moment agité du passage d’une dimension à l’autre.

Tu es arrivé en Mauritanie au milieu des années 70 , probablement en 1975 , déjà jeune adulte , 26 ans accomplis .
Tu viens de nous quitter en adulte jeune.
Tu n’as jamais accepté de vieillir .
Tu n’y auras pas été contraint par une espérance de vie trop longue.
Tu as décroché au bon moment , encore dans la pleine maîtrise de toutes tes aptitudes.
Tu ne t’es jamais départi de cette vivacité , de cette énergie de vie contagieuse , de cette fringale si entraînante.

Arrivé ( presque ) les mains vides , tu es désormais l’un des meilleurs parcours méritocratiques de ta génération.
Trois niveaux pour prendre l’exacte mesure de tes innombrables accomplissements , sans fanfaronner , de ton grand succès , en toute humilité.
Sans capital de départ , sans héritage ou privilège , en self made man , tu es devenu , par tes seuls talents d’entrepreneur avisé , l’un des hommes les plus riches de ton époque.
Sans fief tribal , tu es arrivé à la tête de la mairie de la capitale , Nouakchott , l’une des positions politiques les plus convoitées et les plus prestigieuses .
Sans groupuscule politique affidé , tu es certainement devenu l’une des personnalités politiques les plus aimées de nos compatriotes , au moins ceux de Nouakchott.
Il y a du Yasser Arafat dans ton parcours , dans cette gloire qui t’a si ostensiblement accompagné : arrivé en jeune paria au Caire , il est mort en Homme d’Etat à Paris.

J’ai lu ( et apprécié) tant d’hommages posthumes louant tes vertus rares d’homme à égale distance de toutes nos communautés.
À juste titre , tu étais la fameuse unité nationale , faite homme .

Mais ce qu’ils n’ont pas relevé , certainement la vue embuée par ta perte , c’est ton aptitude , à l’âge post-adolescent à devenir un bidhani , un maure à part entière , profondément , admirablement et remarquablement !
Quand tu es arrivé à Nouakchott , venant du Sénégal de ton enfance , tu écorchais encore les mots d’un vocabulaire Hassaniya , plutôt rudimentaire et laborieux .
Tu ne connaissais probablement pas grand chose , rien en fait si on ne tient pas à l’euphémisme , de la complexité segmentaire de la société maure , et encore moins des subtilités de ton ensemble tribal .
La société maure est très ouverte et même sans retenue pour l’étranger voulant l’intégrer .
Mais derrière ces prémices , aux abords hospitaliers , se dresse un labyrinthe extrêmement difficile à emprunter : une espèce d’épreuves en série où , à la moindre faute , surtout lexicale , vous êtes l’objet d’une risée telle que l’envie vous passe de continuer le parcours initiatique.
Toi , tu as merveilleusement réussi cette intégration : tu es probablement le seul , depuis René Caillé , à avoir dompté la bête .
J’étais particulièrement admiratif de ta connaissance , désormais incollable , des innombrables ramifications des lignages de ta tribu ( Oulad Boussbaa ) , que tu connaissais désormais comme si tu en étais le notaire , tenant le registre généalogique original.

Nous nous sommes connus , toi et moi , hors de cette vie sociale pourtant pétillante du Nouakchott des années 90 , faite de prospérité artificielle par l’endettement et une redistribution inégalitaire par la prédation.
Notre rencontre fut par la politique , dans l’opposition , lors de la campagne de la première élection présidentielle pluraliste de 1992.

Une digression historique : la République Islamique de Mauritanie était venue au monde , à l’indépendance , le 28 novembre 1960 , avec un système politique pluraliste.
Mais dès janvier 1962 , encore pourtant à l’entame de notre cheminement de pays libre , les “pères fondateurs” avaient décidé qu’il était plus “sage” de nous sevrer de multipartisme , donc de liberté et de nous imposer le parti unique et son univers concentrationnaire .
C’est de là que date notre précoce décrochage historique , stratégique.
À notre frontière sud pourtant , le Sénégal avait eu le discernement d’éviter cette impasse autoritaire en maintenant le multipartisme : son entêtement démocratique fait depuis autorité , pas nos errements autoritaires initiaux .
Par la suite , comme dans un Monopoly politique implacable , déterministe , tout naturellement , inévitablement , inexorablement , nous sommes arrivés à la case coup d’état militaire , non sans avoir intégralement subi toutes les affres de l’embrigadement civil et de la tragique guerre impériale qu’il engendra au Sahara Occidental voisin .
Historiquement , le parti unique n’aura donné aucune évolution heureuse , nulle part mais seulement les trois variantes des scénarios du pire : la guerre civile le régime ( le Président ) finissant ( Zaïre , Somalie … ) , la chienlit puis le désordre lorsque la stabilité confine à une forme de sénilité ( printemps arabes ) , une intervention étrangère doublée d’une désagrégation intérieure ( Lybie , Syrie , Yémen… ) .
Je persiste à penser que le 10 juillet 1978 , nos militaires ne nous ont sûrement pas donné le meilleur mais nous ont certainement évité le pire : soit la lente décomposition d’un régime qui enfonçait méthodiquement le pays dans l’impasse.

Bref , nous nous sommes rencontrés , lorsqu’après 30 années de mise sous tutelle , les mauritaniens se voyaient reconnaître , de nouveau , le droit de dire ce qu’ils pensent hors de leurs domiciles , sur la place publique.

Dès ce premier contact en janvier 1992 , nous nous sommes immédiatement et intensément appréciés : un coup de foudre amical , heureusement , durable .
J’en ai si peu connu , qui aient résisté à l’épreuve des jours , que j’y suis resté si attaché.

Il y a tant à dire , de ton intégrité , de ton sens de la parole donnée , de nos échanges , de nos convergences , de nos différences , de nos cheminements , de nos rencontres , toujours empreintes d’estime même lorsque nos positionnements étaient différents , de notre complicité face à la mesquinerie des hommes en politique …

Surtout cette loyauté , cet autre caractère distinctif de ta personnalité , quand, en mon absence , j’étais mis en cause , en ta présence et que tu ripostais vigoureusement pour me défendre …
Je te dois tant …

Tu m’as aussi offert le privilège de tes confidences , à chaque occasion , par le menu détail , de tes rencontres avec les Présidents de la République successifs de ces 30 dernières années.
J’espère avoir le temps , la mémoire et la force de restituer ces histoires , nos histoires , et cette hilarité , ce bonheur donc , si caractéristique de nos conversations .

Qu’Allah te prenne en Son Infinie Miséricorde.

‎اللهم ارحم احمد ولد حمزه و اغفر له و عافه
‎.انا لله وانا اليه راجعون

Dubaï , le dimanche 1er janvier 2023 .
Page FB de SE. Mr Abdellahi Bah Nagi Kebd. Ambassadeur de Mauritanie à Bruxelles

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