Mohamedou Ould Slahi : “L’écriture m’a sauvé la vie” – rencontre avec un survivant de Guantánamo

Rencontre, à l’occasion du Mois de la lecture d’auteurs à Brno, avec Mohamedou Ould Slahi, écrivain mauritanien enfermé pendant 14 ans, entre 2002 et 2016, dans la base militaire américaine de Guantánamo.

Son livre témoignage Guantánamo Diary (Les carnets de Guantanamo), rédigé depuis sa cellule, a fait le tour du monde. Incarné par Tahar Rahim dans le film Désigné coupable, adaptation de ce livre, il a consolidé son statut de symbole de résilience et d’humanité face à l’arbitraire et a même noué une amitié solide avec l’un de ses gardes de l’armée américaine.

Mohamedou Ould Slahi n’est pas seulement un survivant du tristement célèbre centre de détention américain à Cuba –, Il évoque cette quinzaine d’années de captivité, les tortures subies, son lien salvateur à l’écriture mais aussi ses espoirs et ses craintes face aux menaces pesant sur les démocraties contemporaines.

Dans cet entretien, cet enfant du désert né à Rosso en 1970 revient également sur son enfance en Mauritanie, le monde fragile des bédouins et sur la manière dont il a été endoctriné et enrôlé aux côtés des moudjahidines afghans. Il évoque aussi sa découverte du Journal d’Anne Frank en prison, les textes de Franz Kafka, et ses premières sandales – de la marque Baťa – chaussées à 14 ans.

Extraits de cet entretien

« Je m’appelle Mohamedou Ould Slahi, ingénieur en télécommunications de formation. Je viens de Mauritanie, je suis désormais citoyen néerlandais et écrivain. Je suis ici à l’invitation du festival de lecture d’auteurs à Brno et je suis très heureux d’être là. »

Vous portez maintenant le T-shirt du festival dont le thème principal, cette année, est Exil. Êtes-vous, vous-même, un écrivain en exil aujourd’hui ? Vous qualifieriez-vous ainsi ?

« C’est une question plutôt compliquée. Je ne sais pas. D’une certaine manière, nous sommes tous des exilés. Et je me demande toujours ce que cela signifie vraiment, être exilé. Quoi qu’il en soit, je suis un ancien prisonnier politique. J’ai fait quinze ans de prison ferme, puis environ cinq années supplémentaires en Mauritanie, où je n’avais pas le droit de quitter le pays. Aujourd’hui, je suis un homme libre vivant aux Pays-Bas, et je peux écrire comme je veux. Si vous voulez appeler cela un écrivain en exil, pourquoi pas. Mais je ne me considère pas vraiment comme tel, parce que le bonheur et la liberté, je les ai trouvés en prison, en écrivant. »

L’écriture vous a-t-elle sauvé la vie dans les conditions atroces dans lesquelles vous étiez enfermé à Guantánamo Bay, la tristement célèbre prison américaine ?

« Absolument. L’écriture m’a vraiment sauvé la vie. Permettez-moi de vous raconter comment je me suis retrouvé dans cette situation. J’ai reçu un appel téléphonique de mon cousin, qui était à l’époque un ami d’Oussama Ben Laden. Il a utilisé le téléphone de Ben Laden, et c’est ainsi que les autorités américaines m’ont repéré. J’étais alors sur leur liste. Après les attentats du 11 septembre, des policiers en civil sont venus chez ma mère. J’étais là, avec elle, ma tante et ma sœur.

Ma mère m’a dit : “Mohamedou, je sais pourquoi ils sont venus te chercher.” J’ai demandé pourquoi. Elle a répondu : “Parce que tu regardes trop la télévision. Je t’avais dit de ne pas la regarder.” C’était dans le contexte d’une dictature militaire, où j’ai grandi, où la peur du gouvernement était constante. »

« Ma mère a alors pris son chapelet, son arme la plus puissante, et elle a commencé à prier. L’image de ma mère, que je voyais dans le rétroviseur de la voiture, est gravée dans ma mémoire.

J’ai été ‘disparu’, j’ai été violé sexuellement, j’ai été privé de sommeil pendant soixante-dix jours au début de la torture. Cela m’a défini, je ne l’ai pas choisi. Et je ne suis pas un héros, ni un martyr. Je ne cherche pas à l’être. Je veux simplement être un être humain. C’est ma place idéale dans ce monde. »

« J’avais tellement de peur et d’angoisse que j’ai commencé à écrire. À l’époque, je ne maîtrisais pas suffisamment l’anglais pour écrire, donc j’ai commencé à écrire en arabe, en français, en allemand et un peu en anglais. J’ai caché mes feuilles dans la cellule. Mais au bout de deux mois, les geôliers ont perquisitionné et pris mes papiers. Cela m’a fait très mal, c’était comme perdre un enfant, c’était mon livre. J’ai alors arrêté d’écrire, car je n’avais pas de papier, pas de stylo. »

Vous avez raconté cela : vous avez pris du papier et un stylo à un voisin de cellule…

« Oui. Je ne veux pas dire “voler”, parce que je suis musulman, et ce n’est pas permis. Mais j’ai emprunté des feuilles et un stylo, sans les rendre. C’est comme ça que j’ai commencé à écrire. L’écriture n’est pas quelque chose que j’ai choisi. C’est elle qui m’a choisi. »

« Je me suis retrouvé dans Le Procès de Franz Kafka et cette procédure infinie »
Avez-vous par la suite découvert d’autres littératures de prisonniers que vous ne connaissiez pas ?

« Le livre qui m’a beaucoup marqué, c’est celui d’Anne Frank. Je l’ai lu pour la première fois en prison, et je me suis retrouvé en elle. Anne Frank était emprisonnée dans un lieu plus grand, à Amsterdam. L’ironie, c’est que plus tard, j’ai vécu dans sa maison. J’étais le curateur de la maison d’Anne Frank à Amsterdam. Elle a été ensuite déportée dans un camp de concentration. Cela m’a profondément touché. »

« J’ai aussi lu Le Procès de Franz Kafka. Je l’ai lu en allemand, dans sa version originale. Et je me suis retrouvé aussi dans cette procédure infinie. Je crois que le titre français du film adapté de mon livre est très bien choisi : Désigné coupable. En anglais, c’est The Mauritanian, mais en français c’est Désigné coupable, ce qui est encore plus juste. »

La lecture d’un de vos nouveaux textes que vous avez faite à Brno parlait de votre enfance et de vos premières chaussures. Vous y évoquez vos premières sandales, d’une marque locale bien connue ici, la marque Baťa.

« Oui, et je ne savais pas que Baťa venait d’ici ! En Mauritanie, on prononce “Bata”. Mon éditeur, quand je lui ai envoyé ce texte pour correction, m’a demandé : “Qu’est-ce que c’est Bata ? J’ai cherché et je n’ai rien trouvé.” Je lui ai dit : “C’est une marque italienne !” Parce que pour moi, Bata sonnait italien.

Et voilà que je découvre, dans le pays même de Baťa, que ma première paire de chaussures, à 14 ans, a été fabriquée ici ! Je suis convaincu que l’univers est profondément connecté. J’ai dit hier pendant la lecture : il y a toujours une place pour chacun. Il faut juste trouver où est sa place. Je me suis mis en pilotage automatique pour trouver la mienne, et je l’ai toujours trouvée.

En arrêtant de tout contrôler, en acceptant la vie telle qu’elle est, pas celle qu’on voudrait avoir. Je ne suis pas un “achiever”. Je suis un soufi, qui se laisse guider. Et ici, je me suis laissé guider… et j’ai trouvé Baťa ! »

« Les gens comme moi comprennent mieux la valeur de la liberté et de la démocratie »
Vous avez également parlé hier de l’importance de défendre la démocratie et la liberté. Mais comment continuer à croire en la démocratie après avoir subi tout ce que vous avez subi, dans le cadre d’un système démocratique – celui des Etats-Unis ?

« Ce qui me fait le plus peur aujourd’hui, c’est la montée du fascisme et du populisme en Occident. J’ai connu les années 1990, où la démocratie était solide, où le rejet du fascisme était unanime. Aujourd’hui, le fascisme est fort, et cela me rend triste.

Je me dis que ceux qui ont vécu les horreurs de la Seconde Guerre mondiale ne sont plus là. Les jeunes ne connaissent que la démocratie. Et paradoxalement, ceux comme moi, qui ont vécu sous dictature, comprennent mieux la valeur de la liberté et de la démocratie. »

La Mauritanie est aujourd’hui présentée comme le seul pays stable du Sahel, après les récents développements au Mali, au Burkina Faso ou au Niger. La Tchéquie y a également envoyé ses soldats pour former des militaires mauritaniens. Qu’en pensez-vous ?

« Cela me rend triste. On voit toujours les problèmes en Afrique et au Sahel sous l’angle sécuritaire. Les accords sont signés pour surveiller l’immigration vers l’Europe. Mais ce sont des problèmes économiques et humanitaires, avant tout. Ce n’est pas une question militaire. Nous avons besoin d’experts en économie, en développement, en démocratie. Pas de militaires. »

Avant les réseaux sociaux, des cassettes VHS pour inciter au jihad

Dans les années 1990, vous êtes allé en Afghanistan, alors que vous étiez un étudiant brillant en Allemagne. Comment cela s’est-il produit, et comment prévenir d’autres cas de radicalisation aujourd’hui ?

« À l’époque, les moudjahidines étaient soutenus par la CIA. Il y avait beaucoup de propagande. Je suis allé en Afghanistan pour “défendre les musulmans”, mais en réalité, c’était une opération contre l’URSS. J’y suis arrivé quand les Russes étaient déjà partis mais quand un régime communiste à Kaboul était contre les intérêts américains, français ou allemands. »

« Aujourd’hui, j’essaie de parler avec les jeunes de milieux musulmans ou africains pour leur dire que ce n’est pas avec la violence qu’on combat la violence. C’est avec la paix, l’éducation, la démocratie. Le génocide à Gaza, par exemple, ne s’arrêtera pas avec d’autres violences. »

Et qu’est-ce qui, à l’époque, vous avait poussé à partir pour l’Afghanistan ?

« Je regardais les informations et des vidéos… Je me souviens des cassettes VHS de Cheikh Azzam, un Palestinien exilé en Afghanistan. C’était avant Telegram, TikTok et Instagram… Ce sont ces messages qui m’ont influencé. »

Auteur: Alexis Rosenzw

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