La famine à Gaza est une honte pour l’humanité. Par Binaifer Nowrojee

NEW YORK – La famine est une destruction lente et silencieuse du corps. Privé de nutriments essentiels, l’organisme commence par brûler les réserves de sucre situées dans le foie, et puise ensuite dans les muscles et la graisse, décomposant les tissus pour maintenir en vie le cerveau et les organes vitaux.

À mesure que ces réserves s’épuisent, le cœur perd de sa force, le système immunitaire capitule, et l’esprit commence à s’éteindre. La peau se resserre autour des os, et la respiration faiblit. Les organes commencent à dysfonctionner les uns après les autres, la vue se trouble, et le corps désormais vide se meurt, dans une effroyable agonie.

Nous avons vu les images de bébés et d’enfants palestiniens au corps extrêmement amaigri, consumés par la faim dans les bras de leur mère. Israël a malheureusement décidé d’intensifier sa guerre, en s’engageant dans une campagne de « conquête » de la ville de Gaza, qui risque de coûter la vie à plusieurs milliers d’autres civils palestiniens, soit par les bombes, soit par la famine.

« Il ne s’agit plus d’une crise alimentaire imminente », a déclaré Ramesh Rajasingham, haut responsable humanitaire aux Nations Unies, devant le Conseil de Sécurité de l’ONU, le 10 août. « Il s’agit désormais d’une famine pure et simple ». Expert dans le domaine de la malnutrition, Alex de Waal estime que même s’ils avaient accès à de la nourriture, plusieurs milliers d’enfants gazaouis seraient aujourd’hui trop faibles pour s’alimenter. « Ils sont arrivés au stade de ce que l’on appelle la malnutrition aiguë sévère, à partir duquel leur corps n’est tout simplement plus capable de digérer des aliments ».

La prise de conscience est croissante autour des crimes les plus graves commis par Israël à Gaza, parmi lesquels le recours à l’affamement comme méthode de guerre. Les organisations palestiniennes et internationales de défense des droits de l’homme ont tiré la sonnette d’alarme sur cette question dès les premiers mois qui ont suivi le déclenchement de la guerre, et ce message est depuis repris par les pays de tous les continents, y compris par de nombreux Israéliens. L’ancien Premier ministre Ehud Olmert dénonce ainsi ce qu’il décrit comme des crimes de guerre à Gaza, de même que les principales organisations israéliennes des droits de l’homme considèrent les agissements de l’État hébreu sur le territoire comme comparables à un génocide.

Le 9 octobre 2023, deux jours après le meurtre de plus de 1 200 Israéliens et l’enlèvement de plus de 200 otages par le Hamas – un terrible crime de guerre – le ministre israélien de la Défense de l’époque, Yoav Gallant annonce : « J’ai ordonné un siège complet de la bande de Gaza. Il n’y aura plus ni électricité, ni nourriture, ni carburant. Tout est fermé. Nous combattons des animaux humains, et nous agirons en conséquence ». Dès lors, la population de Gaza sera déshumanisée, et plus aucune distinction ne sera faite entre les civils et les combattants – ce qui est contraire à l’une des règles cardinales du droit humanitaire international. Ce siège empêchera tout approvisionnement de Gaza pendant 70 jours, imposant ainsi une punition collective.

Ce premier siège a été légèrement assoupli au début de l’année 2024, lorsqu’Israël a réautorisé l’entrée de marchandises à Gaza. En avril de la même année, Samantha Power, qui dirigeait alors l’USAID, avertissait déjà sur un risque de famine dans certaines parties de la bande de Gaza. Le mois suivant, la directrice exécutive du Programme alimentaire mondial, Cindy McCain, parlait de « famine totale » dans le nord de la région.

Le droit international interdit le recours à l’affamement comme méthode de guerre. En tant que puissance occupante à Gaza, Israël doit veiller à ce que la population civile reçoive suffisamment de nourriture, d’eau, de fournitures médicales et d’autres produits de première nécessité. Si ces produits sont introuvables à Gaza, ils doivent pouvoir être acheminés depuis l’extérieur, y compris en provenance d’Israël.

Depuis 21 mois, plusieurs gouvernements et agences d’aide demandent à Israël de les laisser procéder à des livraisons à Gaza. L’octroi de cette permission constitue une obligation légale : Israël a le devoir de faciliter les programmes d’aide d’autres pays, en employant « tous les moyens à sa disposition ». Or, Israël ne cesse de faire obstacle à ces efforts. En ce moment même, l’État hébreu empêche les organisations humanitaires d’acheminer de l’aide.

En janvier 2024, au travers de décisions juridiquement contraignantes, la Cour internationale de justice a ordonné à Israël de prendre « des mesures immédiates et efficaces pour permettre la fourniture des services de base et d’une assistance humanitaire nécessaires d’urgence ». Deux mois plus tard, la Cour réaffirmait cette position, et exigeait que ces mesures soient mises en œuvre « en pleine coopération avec les Nations Unies ». Le système humanitaire dirigé par l’ONU était le seul capable d’empêcher une famine généralisée à Gaza. Au cours du cessez-le-feu intervenu cette année de janvier à mars, l’ONU et plusieurs organisations humanitaires géraient pas moins de 400 sites de distribution d’aide. Israël a néanmoins rompu le cessez-le-feu au mois de mars, ces sites ont été fermés, et un nouveau siège a été imposé illégalement.

Israël a justifié ce nouveau siège en affirmant couper les aides dans le but d’exercer une pression plus importante sur le Hamas – reconnaissant ainsi user de la famine comme d’une arme. Lorsque l’aide a repris au mois de mai, l’ONU a été remplacée dans ses efforts par la Gaza Humanitarian Foundation, une organisation privée de distribution de produits alimentaires, organisée par Israël. Depuis, près de 1 400 Palestiniens ont été tués par les forces israéliennes alors qu’ils tentaient d’obtenir de la nourriture sur les quatre sites de distribution de la GHF.

Pire encore, le système mis en place par la GHF est voué à l’échec. « Notre analyse des colis alimentaires fournis par la GHF révèle que ce plan de distribution ne peut conduire qu’à une famine de masse, même en l’absence de violences », énonce un rapport du Famine Review Committee du mois dernier.

Selon le droit international, le crime de guerre consistant à affamer une population est caractérisé dès lors que débute la privation. Lorsqu’il devient partie intégrante d’une plus large politique visant à « détruire, en tout ou partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux », ce crime est qualifié de génocide. Or, de nombreux hauts responsables israéliens expriment ouvertement cette intention : Gallant à travers ses déclarations d’octobre 2023, le ministre des Finances Bezalel Smotrich, qui a affirmé en août 2024 qu’il « pourrait être justifié et moral » de « faire mourir de faim deux millions de civils », ou encore Itamar Ben-Gvir, ministre de la Sécurité nationale, qui a appelé dans un tweet à « bombarder » les dépôts d’aide et de nourriture.

Les Palestiniens sont intentionnellement réduits à la famine. Alors que les signes annonciateurs des horreurs à venir étaient évidents dès les premiers mois de la guerre, de nombreux gouvernements ont détourné le regard, s’arrangeant avec leur conscience en considérant que le Hamas finirait par s’emparer des livraisons – une affirmation à l’appui de laquelle Israël lui-même explique désormais ne disposer d’aucune preuve – et fournissant plus de tonnes d’armes à Israël que de colis d’aide à Gaza. Les voici aujourd’hui qui échouent à leur devoir consistant à empêcher et stopper un génocide.

L’histoire restera marquée par cette période, celle d’une honte pour l’humanité. Figureront dans ses archives les images d’enfants squelettiques, rangées à côté de celles d’autres épisodes au cours desquels le monde n’aura pas agi. Il ne nous reste plus qu’à espérer que le monde intervienne enfin pour préserver au moins une partie de notre humanité, avant que d’autres enfants ne perdent la vie.

 

Binaifer Nowrojee est présidente des Open Society Foundations.

 

Copyright: Project Syndicate, 2025.
www.project-syndicate.org

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