Pour la démocratie………………………………….Par Isselkou Ahmed Izid Bih
Le mode de gouvernance le plus à même, à mes yeux, de procurer à notre pays, la Mauritanie une voie sûre et apaisée vers la stabilité politique, la concorde sociale et l’essor économique partagé, c’est la démocratie pluraliste.
L’apprentissage laborieux
La démocratie est, pour faire simple, une œuvre de longue haleine ; elle requiert de constants efforts de perfectionnement et d’adaptation, au gré des évolutions sociétales et des nécessaires anticipations des risques y afférents. Ne dit-on pas que « gouverner c’est prévoir »?
Depuis son lancement, après moult atermoiements, au début des années quatre-vingt-dix du siècle dernier, en réponse à de fortes sollicitations septentrionales, dans le cadre d’un changement géopolitique planétaire, le « processus démocratique » mauritanien a connu des hauts et des bas, attestés notamment par les conditions d’organisation des scrutins électoraux successifs. Certains milieux politiques, au pouvoir à l’époque, se sont crus plus futés que tout le monde, en procédant périodiquement à des élections « formelles », pour esquiver les pressions extérieures, d’une part, et procurer un semblant de légitimité à des pratiques administratives, longtemps restées bien en deçà des standards minimaux en la matière, d’autre part.
C’est à une telle école « républicaine », modérément soucieuse de la conscience nationale, de la liberté d’opinion, des règles de transparence et de probité, que s’initia le citoyen mauritanien « lambda » aux concepts et à l’exercice de la démocratie. Une myopie politique « originelle » dont se ressentirait longtemps, en aval, la démocratie dans notre pays. En dépit de l’emprise d’un pouvoir « hybride », certaines forces politiques nationales ont persévéré dans leurs efforts visant à promouvoir une démocratie authentique, avec l’objectif de préserver les intérêts vitaux du pays, au sein d’un monde en rapide mutation. Les récurrents rafistolages procéduriers, consentis par le pouvoir « républicain », n’ont guère réussi à décourager ces efforts fournis par les élites mauritaniennes en faveur de l’instauration d’une démocratie véritable dans le pays ; le pouvoir d’alors fut rapidement confronté à une série de violentes secousses dont la dernière, en 2005, eut pour conséquence de déposer le chef d’État et de lui substituer son Directeur général de la sûreté nationale, homme de confiance et complice dans le coup de force, ayant propulsé le premier à la tête de l’État, une vingtaine d’années en amont. Le nouveau pouvoir réussit donc à “faire bouger les lignes”, sur le plan de la transparence électorale, à telle enseigne qu’un candidat présidentiel “officiel” (paix à son âme) fut, pour la première fois de l’histoire politique du pays, contraint, en 2007, par les forces démocratiques, à disputer un second tour qu’il remporta de justesse, et ce malgré la disproportion des moyens logistiques en sa faveur. Cette échéance présidentielle disputée marqua, à mon sens, la vraie naissance de la démocratie pluraliste dans ce pays ; les épisodes électoraux l’ayant précédé, depuis 1992, sont, au mieux, assimilables aux péripéties d’une longue et difficile gestation démocratique.
La première présidence démocratique du pays n’a guère duré longtemps, juste une année, en raison de l’improvisation de la candidature et des nombreux “détails” laissés en suspens, de manière délibérée, par omission ou par manque de temps. Le “mouvement de rectification” (selon la terminologie d’un éminent homme politique du pays), décida de remettre les compteurs de la gouvernance nationale à zéro, dans un contexte interne et externe passablement tendu ; un contexte qui favorisa l’une des violations les plus graves de la souveraineté politique du pays. En effet, incapable d’organiser un dialogue national digne de ce nom, la classe politique mauritanienne, toutes tendances confondues, se résolut à prendre part à un conclave ubuesque, tenu en dehors des frontières du pays, en atteinte à la souveraineté, à la dignité et aux intérêts moraux du peuple mauritanien. Mais “à quelque chose malheur est bon”, la recrudescence des pressions internes et externes, était telle que le nouveau pouvoir, en mal de légitimité intérieure, n’eût d’autres choix que d’investir l’essentiel des ressources publiques disponibles, au profit des populations et du pays.
À la faveur du débat autour du « troisième mandat », rendu toxique par quelques laudateurs loufoques, un point de vue hostile à la flatterie anticonstitutionnelle et potentiellement hasardeuse pour la stabilité du pays, fut exprimé au sein du camp majoritaire de l’époque. Ce point de vue préconisait, en préservation des intérêts vitaux du pays, le franchissement, par la Mauritanie, du « palier ultime » sur le chemin de la démocratie pluraliste, via la tenue d’élections présidentielles apaisées, libres et transparentes, conformément aux standards internationaux en la matière.
Malgré l’amélioration constante des performances du pays en matière d’organisation de scrutins électoraux, le boycott quasi systématique, par des segments essentiels de l’opposition démocratique, a procuré, à chaque fois, un argument tout trouvé pour remettre en cause l’intégrité des élections dans le pays.
L’élection présidentielle de 2019 s’est déroulée dans des conditions satisfaisantes, en raison notamment d’une participation record de candidats issus des rangs de l’opposition ; ceci n’a pas dissuadé certains acteurs politiques de questionner leur transparence, sans toutefois y apporter de preuves crédibles. Tant que les principaux candidats éconduits par le suffrage universel, ne concèdent pas, de bon cœur, leur défaite électorale et félicitent leur adversaire élu, notre démocratie ne franchira pas ce fameux « palier ultime » de crédibilité. D’aucuns pourraient, à raison, attirer l’attention sur le fait que, dans certaines démocraties pluralistes, il arrive que des candidats battus refusent de reconnaître leur défaite ; c’est l’exception qui confirme la règle, d’une part, et notre ambition démocratique pour ce pays, doit être l’exemplarité et l’excellence, d’autre part.
Avec des perfectionnements somme toute mineurs, les élections de 2019 n’auraient pu être contestées par aucun perdant, sous peine de se discréditer aux yeux de l’opinion publique nationale et internationale et d’hypothéquer ainsi son avenir politique.
L’optimisme contrarié
J’ai volontairement pris le parti d’être optimiste voire naïf, en prenant part, à ma manière, aux dernières échéances électorales. En effet, au cours de la campagne pour le scrutin du 13 mai 2023, j’ai souhaité, via un écrit, que cet énième exercice électoral représentât « l’ultime palier », quasi irréprochable s’entendait, en matière d’organisation des scrutins électoraux dans le pays. Ce souhait n’était pas fortuit, car il se fondait sur d’indiscutables éléments factuels : la participation de tous les partis politiques nationaux à ces élections, sous l’égide d’une CENI multipartisane ; le communiqué de la direction de la SNIM (15% du PIB et environ 5000 employés), poumon de l’économie moderne du pays, qui y affirma, par écrit et pour la première fois, se tenir « à égale distance » des partis politiques en lice pour ces élections ; la répartition, à part égale, de l’appui financier public entre les vingt-cinq partis concernés, compte non tenu du nombre de listes présentées ou d’un quelconque critère autre que celui de la participation ; une certaine sérénité politique ambiante, un brin perturbée, il est vrai, par une cooptation perfectible de certaines candidatures et par des propos ataviquement antidémocratiques, tenus par des adeptes notoires des effets d’annonce, quelques heures seulement avant le lancement de la campagne électorale, des propos vite recadrés, fort opportunément et le plus officiellement du monde ; la mise en garde écrite (une première aussi!) adressée, en prévision des élections, par le « Haut conseil de la fatwa et des recours gracieux», à l’ensemble des acteurs politiques du pays, y assimilant la fraude électorale, par quelque moyen que ce soit, au « mensonge » et au « faux témoignage », en se référant textuellement à un Hadith qui assimile ces deux péchés à celui du polythéisme ; et, pour couronner tous ses faits nouveaux et positifs, la lettre adressée, en des termes clairs et apaisés, la veille de la campagne électorale, par SEM le Président de la République, aux élites partisanes et au-delà, à toutes les forces vives du pays, les y incitant à veiller à la préservation des fondamentaux nationaux, tout en débattant « avec force, mais dans un esprit d’éthique publique et de responsabilité morale».
Le public mauritanien était fondé à vivre une campagne libre, pluraliste, apaisée et qualitative, eu égard à toutes les initiatives inédites et aux solides assurances ci-dessus répertoriées. C’est malheureusement tout le contraire qui eut lieu ; en effet, cette campagne électorale ne restera pas dans la mémoire collective mauritanienne, comme la plus féconde en propositions concrètes et novatrices pour consolider, à la base, l’unité nationale, ou lutter, à l’échelle régionale, contre la gabegie ou raffermir davantage notre expérience de la démocratie locale, ou revigorer et équilibrer territorialement l’économie du pays, ou réduire durablement les souffrances sociales de nos concitoyens les plus éprouvés, etc. À l’exception notable de performances artistiques fort honorables, il y a eu, tout au plus : une « présidentialisation » grotesque d’un débat, a priori, régional, départemental et municipal ; quelques manifestations burlesques d’ego démesurés ; une insidieuse propension à caresser l’électorat dans le sens des particularismes les plus étriqués (parfois, au mépris de la loi), doublée d’une tendance à simplifier les problèmes de société à la caricature et au mépris royal du détail, de la nuance et de la dimension ; une instrumentalisation électoraliste éhontée de la religion, dans un pays où l’Islam constitue le socle d’unité nationale ; quelques discours toxiques, assimilables à de « la violence sans contact », susceptibles de faire le lit des pires malentendus et dérapages ; les nuisances sonores et lumineuses en lieu et place des arguments et des idées ; le sacre de l’argent roi…
En guise d’appréciation au sujet de ce gâchis civique et national que fut, à mes yeux, cette campagne electorate, je voudrais inviter certains hommes politiques de mon pays, à humblement méditer cette description succincte de la démocratie : « la démocratie, c’est beaucoup plus que la pratique des élections et le gouvernement de la majorité : c’est un type de mœurs, de vertu, de scrupule, de sens civique, de respect de l’adversaire ; c’est un code moral. » (Pierre Mendès France).
La page de la campagne électorale fut prestement tournée, sans regret, par tout le pays, candidats en tête, avec l’espoir que le jour du vote finit par consacrer, en un jour, ce que deux semaines d’agitation vaine et absurde avaient visiblement échoué à faciliter : un scrutin libre et transparent, donc incontestable. Toute une journée de « silence électoral » ne fut pas de trop, pour que le pays reprît son souffle et retrouvât un minimum de confort sonore et un semblant de sérénité mentale.
Le vote festif
Je n’ai pas boudé mes sentiments positifs, en accomplissant mon devoir électoral, le 13 mai, dans le bureau de vote dit “École Ali”, à Toujounine (banlieue Est de Nouakchott) ; j’ai ainsi pris les devants, en décrivant à mes amis, avec un lyrisme non feint et force détails, l’ambiance bon enfant dont je fus témoin, à l’intérieur dudit bureau de vote et dans ses environs immédiats ; n’avais-je pas, dès le début, pris le parti de l’optimisme et de la candeur ? Voici ce que m’inspira cette ambiance, quelques minutes après avoir quitté les lieux :
“Quelques jours auparavant, j’ai exprimé un rêve de longue date, celui de porter l’expérience électorale mauritanienne au “seuil ultime”, du point de vue de la participation, de la maturité, de la transparence et de la crédibilité, et ce en renforcement de la sécurité du pays, en préservation de ses intérêts matériels, en neutralisation des partisans de la discorde et en modernisation de la société. Je me suis senti fier de ce pays, alors que je me préparais à voter au bureau de l’école Ali devant lequel, je fus reçu par quelques frères et amis. Aux abords du bureau de vote, se déroulait une compétition effrénée entre militants de divers partis politiques, pour me convaincre de voter pour leurs candidats, entre colporteurs pour écouler des articles superflus, entre des badauds prompts à plaisanter bruyamment, entre mendiants soucieux de solliciter la générosité de tout un chacun, le tout dans une ambiance festive. “Ta voix, une responsabilité… », me rappela, l’air faussement détaché, un militant qui passait juste derrière moi, comme par hasard, et dont j’ai deviné l’obédience politique ; une proche parente, candidate pour le compte d’un parti qui n’est pas le mien, me prit de côté pour me convaincre de voter pour son parti ; une dame, assise à même le sol, m’interpella, avec une voix lasse : “N’oubliez pas un tel, donnez-lui un ou deux votes !”, des mots qui auguraient des résultats électoraux bien en deçà des ambitions initiales…
J’ai été agréablement surpris par le grand nombre de femmes, en comparaison de celui des hommes, et ce, non seulement dans les rangs des électeurs, mais aussi parmi les acteurs de cette véritable “campagne des prolongations” dans les rues adjacentes, et à l’intérieur du bureau de vote où la représentation des partis en compétition, était quasi exclusivement féminine. À peine entré dans le bureau, quelqu’un cria mon nom complet et mon numéro sur la liste électorale ; j’en ai éprouvé un étrange sentiment de violation de ma vie privée, étant donné le nombre important de “témoins oculaires” présents, un sentiment que j’ai essayé de dissimuler du mieux que je le pouvais.
Un rapide regard, à droite, en direction des représentants des listes en… lice, me donna la nette impression d’être devant une classe d’étudiantes ; “ Enlevez votre turban ! “, m’ordonna l’une d’entre elles, d’un ton cassant ; ce que je fis à moitié…
À ma gauche, s’alignaient les six urnes transparentes, telles des caméras braquées sur la conscience collective de l’assistance ; en face de moi, se tenaient trois employés (deux hommes et une femme), derrière des tables, l’air sérieux. Après avoir vérifié les données sur ma carte d’identité, sans me la rendre, malgré ma main tendue pour ce faire, l’homme assis au milieu me fit signe de me diriger vers la femme, à droite, pour recevoir de ses mains les six bulletins de vote : larges et embarrassants, à mon goût, surtout à l’ère de l’informatique bon marché, de l’intelligence artificielle triomphante et de la nécessaire préservation des forêts tropicales…
À l’intérieur de l’isoloir, je me suis senti rasséréné, j’ai alors fait de mon mieux pour repérer et cocher rapidement la bonne case, sur les différents bulletins de vote, en respect du temps de tous les acteurs concernés. J’ai ensuite plié chaque bulletin, une fois ; mais cela n’a pas suffi, à mon sens, pour réduire significativement l’envergure de ces documents. Je les ai alors pliés une seconde fois, pour être en mesure de les tenir ensemble dans une seule main, et d’utiliser l’autre main pour les retirer, un à un, afin de placer chaque bulletin dans la bonne urne. Sorti de l’isoloir, j’ai rebroussé chemin, en focalisant mon attention sur les couleurs respectives en bas des urnes et celles des bulletins ; la correspondance entre les deux groupes de couleurs ne m’a pas sauté aux yeux, loin s’en fallait. En m’efforçant d’établir une correspondance univoque entre les couleurs des bulletins de vote, d’une part, et celles en bas des urnes, d’autre part, j’ai songé à cette achromatopsie partielle d’une composante linguistique de ce pays ; dans le dialecte majoritaire du pays, le vert et le bleu constituent une même couleur, et portent donc le même nom : le vert! Remarquant la gêne patente que j’éprouvais, un agent de la sécurité se proposa aimablement de me guider dans ce véritable labyrinthe des couleurs. Mal lui en a pris : l’un des deux hommes supervisant les opérations de vote, resté silencieux jusqu’alors, intervînt : “Qu’il le fasse lui-même ! “ Je ne pus m’empêcher de lui faire remarquer, sur un ton qui se voulait léger, mais un tantinet critique : “ Vous auriez mieux fait de le laisser m’aider, car la correspondance entre les couleurs n’est pas si triviale ! “ Sur ce, je tâchai d’introduire, avec tout le soin possible, chaque bulletin dans l’urne correspondante. L’homme assis au milieu me tendit ma carte d’identité ; j’en profitai pour en prendre congé, lui et ses deux compagnons, puis, d’un geste rapide de la main et juste avant de franchir la porte de sortie, je pris aussi congé de la “classe” des représentantes des partis politiques. J’eus alors le sentiment d’avoir accompli mon devoir électoral, dans les meilleures conditions d’organisation, de pluralisme et de sérénité, et ce depuis le lancement du processus démocratique, au début des années quatre-vingt-dix du siècle dernier. Je décidai, une fois dans la rue, au milieu de grosses voitures rutilantes de marque japonaise, de véhicules “d’arrivage” d’Europe occidentale, d’innombrables tricycles “made in China”, de fêter, à ma manière et en compagnie de quelques frères et amis, cet instant que j’assimilais à “l’ultime palier” qualitatif pour le cheminement de la Mauritanie vers une démocratie bien assise. Ainsi, pendant un bon quart d’heure, nous échangeâmes nos impressions au sujet des conditions jusqu’alors fort satisfaisantes de la tenue du scrutin, de nos chances de l’emporter à l’école Ali, dans tel ou tel autre bureau de vote, mais aussi dans telle ou telle partie du pays, eu égard aux performances “ressenties” de nos principaux adversaires politiques sur le terrain.
Il importe de préciser ici, qu’au cours de ce debriefing précoce, informel et détendu, aucun intervenant n’a signalé le moindre couac, dans l’organisation de ce scrutin.
Le coup d’éclat
J’étais naturellement à mille lieues de penser que, quelques heures en aval et après que les bureaux de vote ont, a priori, fermé leurs portes aux nouveaux arrivants, la voix rabat-joie d’un responsable politique allait remettre en cause cette monumentale œuvre de paix et de civilisation patiemment entreprise par l’ensemble de la classe politique mauritanienne, Président de la République en tête. En effet, subitement, les réseaux sociaux se mirent à diffuser, non sans la commenter, une conversation fuitée d’un responsable sans lien administratif avec la CENI, avec des “ministres”, les enjoignant de se préparer à la “réouverture” des bureaux de vote, “jusqu’au dernier votant”, en parlant, entre autres bizarreries électorales, d’instructions données aux “woullat” (gouverneurs) et de l’imminence de la diffusion d’un message à la “télévision”, nationale s’entendait… Le ton de la conversation, son contenu incongru, les institutions publiques qui y étaient nommément mentionnées, le contraste avec le contexte consensuel et apaisé, en amont de cette déclaration intempestive, ont réveillé en moi des souvenirs d’épisodes peu glorieux de notre courte histoire démocratique (Grab…, Vote blanc, etc.) ; le lendemain, des témoignages crédibles et concordants feraient état de la continuation (par divers moyens) des opérations de vote, jusqu’au matin du jour “J+1”, dans certains bureaux de vote, notamment dans la région du Hodh Charghi. Il aurait été plus judicieux de reprendre les opérations de vote, dans les bureaux de vote concernés par des défaillances logistiques majeures et avérées ; si de tels bureaux étaient trop nombreux, il aurait été sage, de la part de la CENI, d’envisager la tenue d’un nouveau scrutin, au lieu de recourir à un subterfuge cousu de fil blanc, une prise de risque potentiellement hasardeuse pour la stabilité politique du pays. Les faits d’armes de certains responsables de la CENI, en matière de fraude électorale, auraient dû les disqualifier lors de la composition de cette institution administrative de supervision et d’arbitrage.
Même si cette CENI a semblé l’avaliser, sur le tard, la volte-face électorale a significativement desservi l’idéal démocratique dans ce pays, comme elle a oblitéré la résultante des efforts louables, consentis par toutes les parties nationales concernées , en vue d’ancrer, une bonne fois pour toutes, la Mauritanie dans le camp des nations à la gouvernance démocratique mâture.
Mon optimisme et ma candeur furent tout naturellement émoussés par ce développement inattendu de l’organisation du scrutin du 13 mai 2023, au point de me pousser, par respect de la vérité, à corriger les premières impressions (très positives) au sujet de ce scrutin. Je décidai de les remanier ainsi :
“Une “Commission électorale nationale indépendante” (CENI) consensuelle et multipartisane, a été chargée d’organiser les élections en cours ; elle assume donc l’entière responsabilité légale, administrative, morale et politique, de tous les dérapages que tout le spectre politique national évoque à présent. Cette responsabilité se confirme lorsque l’on se souvient que cette commission a supervisé le processus électoral de A à Z, et qu’elle n’a, à aucun moment, prévenu les partis politiques, l’opinion publique nationale, la presse nationale ou la société civile, d’une quelconque difficulté susceptible d’entacher la transparence ou la liberté de ces élections, car elle continuait – et continue ! – à vouloir rassurer toutes les parties prenantes, au sujet du déroulement normal du scrutin, et ce malgré le consensus politique au sujet du contraire. La Commission est, certes, responsable de tous les écarts de prévision et de toutes les erreurs de jugement qui sont à l’origine de ce« flop » électoral, mais la responsabilité collective des partis politiques dans les errements qu’ils attribuent unanimement à la CENI, n’est pas moins importante que la responsabilité de cette même CENI. Ce sont bien les partis politiques qui avaient, solidairement, mis la démocratie mauritanienne à rude épreuve, en cooptant des personnalités dont les qualités premières ne sont ni le principe de neutralité politique, ni la réputation d’attachement aux fondamentaux de la démocratie que sont la probité, la transparence, la liberté… Aussi, suggéré-je aux chefs des partis politiques nationaux, d’assumer leurs responsabilités morales et politiques, face aux contreperformances de « leur » CENI, et d’exiger son renouvellement, une fois le second tour organisé et la liste des recours éventuels devant la Cour suprême et le Conseil constitutionnel, légalement et administrativement épuisée. Un tel renouvellement constitue une mesure nécessaire, pour corriger les carences et les abus de la Commission et de préparer le terrain, pour l’établissement de critères crédibles et opérationnels, en perspective de la sélection d’une nouvelle équipe d’arbitrage électoral, plus compétente, plus professionnelle et plus convaincante, car il y va de l’intérêt public et de la préservation de l’esprit de concorde politique, prôné par le Président de la République.”
En réponse aux “ratés” du premier tour de ces élections, des partis politiques dont plusieurs de la majorité présidentielle, ont publiquement appelé à (non moins que) la reprise intégrale desdites élections, en occultant, dans un premier temps, les voies légales de recours (Cour suprême et Conseil constitutionnel), mais tout en montant en épingles deux cas “seulement” : Nouakchott et Boutilimit ; un tel paradoxe en dit long sur la confusion au sein des états-majors de partis politiques soucieux de conserver les avantages électoraux âprement disputés, d’enfourcher la surenchère politicienne autour d’une improbable reprise du scrutin, en justification des grandes déceptions aux yeux de leurs militants, et de se servir, pour certains, d’une telle exigence maximaliste, comme bouclier psychologique pour parer à toute fraude électorale éventuelle, au second tour.
Sur un plan général, des élections décriées par tous les partis de l’opposition, sont des élections à la crédibilité amoindrie ; si en plus, la quasi-totalité des partis du camp présidentiel en réclame la reprise, pour fraude aggravée, elles deviennent politiquement toxiques et frisent administrativement la nullité, la perception par de l’opinion publique nationale et internationale devenant, dans ce cas, aussi importante que la réalité des faits sur le terrain. Raison pour laquelle, il conviendrait de débattre, sans tabou, de l’après-élection, pour en tirer les meilleures leçons quant à l’avenir.
L’impossible et le souhaitable
La reprise du scrutin est politiquement hasardeuse, car, sans changer de CENI, “les mêmes causes produiraient les mêmes effets”, avec le risque d’ouvrir la boîte de Pandore à la surenchère politique permanente ; changer de CENI, avant cette reprise, prendrait trop de temps, surtout en ces temps de tensions postélectorales entre les partenaires politiques, elle a donc le potentiel de bousculer le calendrier électoral global et d’exacerber, ainsi, les différends actuels, au lieu de les aplanir. La perte, par le parti au pouvoir, de grandes municipalités, telles Nouadhibou, Kiffa, Kaédi, Atar…, conjuguée avec les résultats législatifs “serrés“ dans certaines wilayas, tels le Gorgol et le Guifimaka, ne plaident guère en faveur des accusations de fraude à grande échelle, proférées par certains acteurs politiques, au premier tour du scrutin du 13 mai ; ceci affaiblit logiquement et légalement les chances de la reprise de ce scrutin.
Cette reprise ferait l’impasse sur les deux voies exclusives des recours légaux que sont la Cour suprême et le Conseil constitutionnel qui, au risque de se répéter, sont les seuls habilités à décider des suites à donner aux présomptions de fraude électorale, une fois étayées par des éléments factuels ; tel un muscle, une institution publique (d’arbitrage) doit être mise à contribution, dans le cadre de son domaine de compétence, en vue de la fortifier et de la rendre fonctionnelle. La court-circuiter, pour quelque raison que ce soit, est non seulement illégal, mais aussi source de discrédit de toutes les institutions d’arbitrage dans le pays.
L’apologie de la violence post-électorale et de trouble à l’ordre public, constitue l’arme obsolète du mauvais perdant, car la participation au jeu démocratique sous-entend la renonciation totale à la violence.
De la part des partis politiques, il est irrespectueux vis-à-vis de l’opinion publique de réclamer l’annulation d’un scrutin électoral dont l’organisation et la supervision ont été menées, de bout en bout, par un organisme indépendant, composé, par consensus, de représentants de ces mêmes partis. Aujourd’hui, la posture inédite de ces représentants solidaires du point de vue de leur employeur, la CENI, contre leur parti, ne plaide point en faveur de la reprise du scrutin, bien au contraire.
Le coût exorbitant de l’organisation de ces élections concomitantes, ne plaide guère en faveur de leur reprise immédiate.
Il est donc quasi impossible de reprendre intégralement le scrutin du 13 mai dernier, car rien ne le justifie, au vu des faits.
Par contre, il serait souhaitable, à mon sens, de reprendre les opérations de vote, partout où les présomptions de fraude ont été documentées et sont assez significatives pour remettre en cause les résultats annoncés par la CENI. Comme il serait souhaitable de revenir sur cette hérésie (“bidaa”) électorale consistant en l’inscription, à distance, des électeurs ; aujourd’hui, des candidats inconnus des habitants locaux, sont en passe de diriger des communes dont ils ont foulé le sol, pour la première fois, lors du lancement de la campagne électorale précédente. Les ceintures populaires des grandes villes, telle Nouakchott, ont été vidées, à grands frais (1500 MRU/électeur, pour une circonscription jouxtant Nouakchott, selon certaines sources) d’une partie significative de leur électorat, pour imposer des candidats impopulaires, dans des circonscriptions voisines de ces villes, et parfois bien au-delà. Ce vote populaire “déplacé” a, par ricochet, impacté certains résultats électoraux, notamment à Nouakchott…
Il serait tout aussi souhaitable de clarifier la question des procès-verbaux (PV), indispensables outils de transparence électorale ; dans certaines parties du pays, des voix se sont élevées pour dénoncer l’absence des formulaires de PV en bonne et due forme. Là réside, à mon avis, une défaillance majeure de la CENI qui a engagé le pays dans les élections les plus concurrentielles de son histoire démocratique, tout en sachant que le principal outil de vérification et de décompte des totaux électoraux n’était pas toujours disponible, procurant ainsi une raison toute trouvée, pour des populistes impénitents, non seulement pour remettre en cause la crédibilité du scrutin et, chemin faisant, excuser leurs piètres gains électoraux, mais de donner aux plus extrémistes d’entre eux une opportunité d’attenter à la sécurité et à la paix dans le pays ; ceci est d’autant plus sensible que les possibilités de l’intelligence artificielle sont aujourd’hui telles, que la génération d’un flux massif d’informations tendancieuses sur les réseaux sociaux grand public, s’apparente à un jeu d’enfant. Rien que pour ce manquement dans l’organisation de ces élections et les inutiles risques subséquents, l’actuelle équipe de la CENI doit une explication convaincante à l’opinion publique dans ce pays.
En guise de reconnaissance aux leaders des partis “historiques”, qui ont, des décennies durant, fourni des efforts politiques constants et méritoires, en défense de la sécurité et de la paix dans ce pays, il serait souhaitable de trouver, dans le cadre d’un format de concertation adapté, le moyen politique de faire échapper ces partis au couperet de la dissolution pure et simple. Ces leaders historiques, proches sur le double plan politique et personnel, pourraient, à titre d’exemple, contribuer, ensemble, à l’éclosion d’un grand parti de centre-gauche, en fusionnant avec d’autres sensibilités aux visions politiques voisines.
Dans le dessein de favoriser la stabilité politique du pays à long terme, d’en moderniser la vie publique et de décourager les chantres de la division suivant les lignes de fracture ethniques, tribales, régionales, etc., il conviendrait de réduire drastiquement le nombre de partis politiques à trois ou quatre (gauche, (centre gauche, centre droit) et droite) ; de grandes démocraties pluralistes fonctionnent avantageusement sur ce modèle.
Au cours des élections précédentes, il a été parfois question du profil du député appelé à lire les projets de loi, à les comprendre et à pouvoir les évaluer pour en améliorer les contenus ; ce profil constitue un thème politiquement et socialement sensible, certes, mais incontournable, si l’on aspire à asseoir solidement la démocratie, enraciner la bonne gouvernance et préserver la dignité publique. Pour les mêmes raisons, le rôle de l’argent politique, quelle qu’en soit la source, mérite d’être soulevé, débattu et légalement encadré.
Je voudrais exprimer un dernier souhait, celui de voir l’actuel Président de la République, SEM Mohamed Ould Cheikh El Ghazouani briguer un second mandat ; sa réélection, dans une année, renforcerait
la paix et la sécurité dans le pays, et y conforterait davantage le pari démocratique.
La Mauritanie dispose des atouts humains, culturels, historiques, économiques et géopolitiques, pour devenir le pays démocratique par excellence, au Maghreb arabe et en Afrique subsaharienne ; sa sécurité, sa stabilité politique, son développement économique et social, et son rayonnement international sont à ce prix.
Isselkou Ahmed Izid Bih